Le Figaro & autres

Plus les écrans sont précis et plats, plus ils montrent de choses atroces. Rendez-nous le 625 lignes et les demoiselles d'Hamilton!

Sur un sujet aussi sensible que la représentation, devenue quasi rituelle, de la violence au cinéma et dans les jeux vidéo, le chroniqueur doit se garder d'émettre une opinion trop sévère pour ne pas être harcelé par les gardiens du statu-quo.

C'est le grand triomphe du libéralisme marchand: au nom de la tolérance obligatoire non seulement on n'a plus le droit de reprocher aux hypermarchés de vendre des produits interdits au moins de 18 ans à des élèves de CM2 (faites le test à la caisse), mais la moindre critique devant les productions vidéo où l'homme est considéré comme de la viande expose ceux qui voudraient s'en émouvoir à la colère de ceux dont c'est devenu la drogue. Les passionnés de violence, qui se comptent par millions, dont le nombre croît sans cesse et qui semblent obéir au joueur de flûte de Hamelin, se transforment vite en oppresseurs pour tous ceux qui risquent d'entraver leur marche à l'abîme . Par exemple essayez en ce moment de mettre en cause publiquement la production du jeu vidéo «Hatred» qui vous propose de vivre en direct une expédition-massacre façon Utoya (voir la bande annonce ici), et vous aurez sur le dos non les fascistes, mais les défenseurs de la liberté.

Abordons plutôt la question en prenant le prétexte d'un anniversaire que la presse a célébré l'an passéi avec un amusement attendri: les quarante ans de «Massacre à la tronçonneuse». Cet événement illustre un paradoxe assez sinistre, plus les produits de l'imaginaire deviennent dégoûtants et plus les prouesses se multiplient pour raffiner l'illusion du réel. On a appris en effet que le fim d'horreur de Tobe Hooper, tourné en dix-huit jours en 1974 pour moins de cent mille dollars, avec le secours de vrais cadavres achetés en Inde (sympa non?) a été remastérisé en ultra-haute-définition pour convenir aux télévisions géantes et aux intérieurs raffinés - à l'exemple de ces jeux vidéo récents qui profitent des derniers prodiges de la modélisation des flux pour faire jaillir le sang sur votre téléviseur extra-plat. Ceux qui n'ont jamais assisté à une présentation sur le stand d'un éditeur de jeux à Las Vegas ont vraiment perdu quelque chose. On y voit des commerciaux vêtus de polos impeccables qui présentent des scènes immondes sur le ton d'un vendeur de voiture en nous parlant des caractéristiques du «moteur de rendu» sans se soucier du reste. Derrière eux des personnages galopent dans des couloirs jonchés de restes humains mais ils vous parlent du nombre de polygones et de la gestion du relief.

Au fond, dira t-on, ce n'est pas pire que les bourgeois de la Rive gauche des années cinquante qui adoraient les scènes de supplice dans les livres de Georges Bataille, ou que la génération suivante qui faisait ses délices des tortures dans SAS. Non, ce n'est pas pire. Mais ce n'est pas meilleur non plus. Comme, justement, on s'attendait à ce que la société du confort technologique finisse par inciter les hommes à plus de civilisation, on est navré de voir que le commerce sans entraves, sans morale, sans surmoi, a réussi à faire exactement le contraire en quarante ans. Désormais les téléphones à écran «rétina» servent à filmer des décapitations dont les images s'échangent en 4G dans le quart d'heure qui suit. (Les enfants qui les regardent sont d'ailleurs les mêmes à qui l'on propose une «cellule de soutien psychologique» en cas d'accident d'autobus). Dans le grand cinéma de la modernité, l'écran a beau être de plus en plus large, de plus en plus plat, de mieux en mieux défini, l'Homme est, décidément, en train de sortir du champ.